HISTORIQUE













 


Pionnier de l'indépendance
Jean Côté, Québécor, 1979 

Chapitre 6
Son salon devient le rendez-vous des séparatistes

 

En 1959, qui donc aurait pu prévoir l'avènement d'un Parti indépendantiste au pouvoir? Personne. Les Séparatistes d'alors, peu nombreux, toujours les mêmes, Don Quichotte d'une cause perçue comme un beau rêve pour romantiques attardés, subissaient, dents serrées, quolibets et injures. On les considérait un peu partout comme des lunatiques dont il fallait se méfier. Et ce fut pire lorsqu'ils commencèrent à barbouiller de peinture les monuments à caractère colonialiste, les affiches anglaises, etc. Dans l'esprit de plusieurs, ce n'était pas encore très grave — tout au plus des actes de vandalisme — mais ces gestes dénotaient des dispositions antidémocratiques.

On riait sous cape, par exemple, d'entendre Raymond Barbeau, fondateur de l'Alliance Laurentienne, proclamer que le Québec deviendrait un jour indépendant. Quelle naïveté! Quel parti les conduirait là? Non, vraiment, ça n'irait pas très loin, affirmaient les éminences grises et penseurs patentés des formations traditionnelles.

prit connaissance dans le Devoir des comptes rendus de certaines déclarations de Barbeau, et se réjouissait à l'idée que quelqu'un ait le courage de relancer l'idéal de l'indépendance du Québec. Il s'offusquait que cette question ne soit jamais débattue dans les médias où de présumés fins analystes s'égosillaient à faire la preuve que la Confédération était immuable et éternelle.

Le Québec d'alors, on s'en souvient, vivait l'agonie d'une période politique que les intellectuels du Devoir  qualifiaient de période de grande noirceur.

En fait, il ne se passait rien de vraiment important pour l'avenir du Québec.

Raymond Barbeau, un patriote éclairé, doté d'une vive intelligence et d'un bagage considérable de connaissances variées, avait eu le rare mérite d'actualiser la lutte pour la libération de la patrie.

Car, depuis que René Chaloult s'était bagarré pour donner le fleurdelysé aux Québécois, le 21 janvier 1948, les esprits audacieux ne pleuvaient pas. Le Québec dormait dans la satisfaction béate du devoir accompli, s'accommodant tant bien que mal d'un système pourri dans lequel il était l'éternel perdant.

Il y avait eu, vers 1944, la création du Bloc Populaire, dirigé par André Laurendeau et Maxime Raymond, mais cette formation politique à saveur vaguement nationaliste s'engageait dans des sentiers battus. Sauf pour son opposition à la conscription, c'était surtout une formation revendicatrice des «bienfaits fédéralistes» qu'Ottawa tardait à prodiguer à un enfant terrible, jamais satisfait, jamais repu.

D'autres mouvements tels Les Jeunesses Patriotes, Les Chevaliers de la Table Ronde, Les Jeunes Canada ou encore Les Jeunesses Laurentiennes prônaient des formes diverses de nationalisme.

Paul Bouchard, fondateur et rédacteur en chef de La Nation, et le journaliste Dostaler O'Leary, auteur du livre Séparatisme, doctrine constructive, étaient dans les années 30 les Québécois les plus articulés, en ce sens qu'ils réclamaient, chacun à sa façon, l'indépendance du Québec. mentionne également l'ouvrage impor­ant de l'abbé Wilfrid Morin, patriote éclairé qui, en 1938, publiait Nos droits à l'indépendance politique. Cet ouvrage percutant aurait sans doute sombré dans l'oubli si l'Alliance Laurentienne de Raymond Barbeau n'avait pris l'initiative de la rééditer en octobre 1960, sous le titre L'indépendance du Québec. L'abbé Morin, on le sait, devait périr dans un accident de la route en 1941, avec le grand journaliste Louis Francoeur et le musicologue Léo-Paul Morin.

Raymond Barbeau, avec des moyens modestes, avait commencé le dur défrichage des esprits englués dans la croûte épaisse des nobles habitudes. Les journaux ne manquaient aucune occasion de décocher quelques flèches vicieuses à cet hurluberlu qui prophétisait que le Québec deviendrait un jour indépendant. C'en était trop. Aucun journal respectable et respecté ne pouvait endosser de telles âneries. Se libérer de quoi? Ne vivions-nous pas dans une sorte de paradis sur terre? Barbeau faisait figure d'extrémiste. II fallait donc le dénoncer et ridiculiser les rêveurs qui militaient dans son mouvement à gogo.

Pour , nos journaux, soit dit en passant, émanations du pouvoir fédéral, ont toujours été — et plus encore à cette époque — remarquablement partisans, les politiques éditoriales donnant le ton et se rejoignant dans l'immobilisme institutionnalisé. On ne refàit pas l'Histoire, avait écrit, en octobre 1959, Camille L'Heureux, rédacteur en chef du journal Le Droit d'Ottawa - Hull. Ce à quoi Chaput répondit: On ne refait pas l'Histoire passée, mais on fait l'Histoire à venir !

Époque timorée, dominée par une minorité d'esprits incapables d'une vision audacieuse d'un Québec à faire.

Les « Séparatisses » ? Négligeables ! Les bonzes étaient tous catégoriques: ça va couler comme du béton dans l'eau! Superbement indifférents et hautains, ils recommandaient à ceux qui osaient se poser des questions pertinentes de tourner la page. Les «Séparatisses» couraient après une chimère, comme si la vie, au fond, n'en est pas une. Une bande de maniaques, d'hystériques, de dangereux agitateurs... voilà qui résumait l'essentiel de jugements plutôt sommaires.

Mais les « Séparatisses » n'étaient pas encore l'ennemi juré. Ça viendrait plus tard.

Le 4 mai 1959, Le Devoir amorçait la publication d'une série de treize articles sous le titre: Où va le Canada français? Forçant la porte du Devoir, Raymond Barbeau s'était fait inviter à écrire un article sur le sujet. Sous le titre L'exercice de la pleine souveraineté est essentiel à l'épanouissement du Québec, il publiait, le 18 mai, un texte captivant, lucide et désintéressé. Dix jours auparavant, Gérard Pelletier, aujourd'hui ambassadeur à Paris, écrivait que L'autonomie était devenue un problème secondaire. L'un des deux participants à la série avait la vue courte... et ce n'était pas Barbeau.

Nous avions, à Hull, un noyau d'ardents patriotes, ra­conte Chaput. Je demandai donc à Barbeau, que je ne connaissais pas, de faire un petit saut chez nous... et nous fixâmes la réunion au 28 août 1959. Nous espérions beaucoup de cette rencontre. Barbeau possédait son sujet à fond et nous avions la certitude qu'il contribuerait non seulement à nous renseigner mais à solidifier un idéal encore imprécis. Ce soir-là, dans l'ancienne salle paroissiale Notre-Dame, nous étions une vingtaine, en bras de chemise, enthousiasmés et captivés. Barbeau parla d'abondance. À cette occcasion, je fis la connaissance d'André d'Allemagne, un jeune homme discret, avec lequel, plus tard, je devais m'associer dans la lutte pour l'indépendance du Québec.

Vers deux heures du matin, au moment de prendre congé, Barbeau me dit, soudainement : «Dimanche, le 13 septembre, nous allons commémorer le deux-centième anniversaire de la bataille des plaines d'Abraham. Accepteriez-vous dy prendre la parole?» Ce sera un honneur! répondis-je, conscient de l'importance de l'événement.

Comme convenu, Chaput se rendit à la salle Saint­Stanislas, rue Laurier, à Montréal. Cinq séparatistes hullois l'accompagnaient.

Il ne prit la parole que cinq minutes, mais les 125 personnes qui composaient l'auditoire l'applaudirent avec fracas.

À Hull, la vie continuait.

Chaput a toujours aimé écrire dans les journaux, participer à des polémiques et confondre les fédéralistes. II ne s'en privait pas, à plus forte raison que le journal Le Droit publiait régulièrement ses propos souvent vitrioliques.

Ayant lu, à l'été 1959, que la Société Saint-Jean-Bap­tiste de Québec songeait à unir ses efforts à ceux de la St. Andrew Society, organisme anglophone de la vieille capitale, pour souligner l'anniversaire de la bataille des plaines d'Abraham, ce geste illogique parut aberrant à . II passa à l'attaque. Sous le titre de Race de vaincus, il écrivit une épître de protestations, obligeant la S.S.J.B. à réviser ses positions. D'autres journaux firent écho à son texte, dont le quotidien Le Devoir.

Peu de temps après cette vigoureuse sortie, Camille l'Heureux, rédacteur en chef du quotidien Le Droit, tomba à bras raccourcis sur Raymond Barbeau qui venait de prononcer un discours devant les membres du Club Laurentie, à Québec. Le discours portait, évidemment, sur l'indépendance du Québec.

Camille L'Heureux qualifia l'idéal séparatiste de « mythe et utopie ».

Mon sang ne fit qu'un tour! dit Chaput.

Il adressa, quelques jours plus tard, un long article qu'il publia en deux tranches, les 30 et 31 octobre 1959. Son intervention épistolaire fit du bruit.

Prenant connaissance de son texte publié dans Le Droit, sa femme lui dit, avec sa sagacité coutumière: Si on ignorait que tu étais séparatiste... maintenant on le sait!

À vrai dire, il s'inquiétait assez peu de ce qui pouvait arriver. Évidemment, un jour ou l'autre, il serait forcé de fournir des explications à quelques-uns des bonzes du fédéral, sans doute traumatisés par son orientation qu'ils jugeraient «déplacée».

Mais Chaput, transporté d'aise, avait la conviction profonde que sa révolte ne s'arrêterait pas là, qu'il irait beaucoup plus loin. Il était temps de lâcher l'ombre pour la proie, que les Québécois construisent ensemble une oeuvre durable... qu'ils donnent un visage à leurs rêves. Advienne que pourra !

L'Ordre Jacques Cartier, société secrète, présumément dévouée aux intérêts des Canadiens français, avait la réputation, à l'époque, d'être un organisme composé d'avant­gardistes, de gens influents, d'hommes d'affaires éminents et de «grosses légumes» qui formaient une sorte d'état-ma­jor de la nation canadienne-française.

Chaput, qui en était membre, adressa donc un mémoire à la chancellerie de l'Ordre — plus communément connue sous le nom de La Patente, invitant les dirigeants à s'intéresser de près à l'indépendance du Québec.

Pierre Vigeant, éditorialiste au Devoir, était alors Grand chancelier de L'O.J.C.

Il m'apparut confus... et j'étais loin d'être convaincu de la justesse de son raisonnement, souligne Chaput. Toutefois, pour ne pas me déplaire, en ayant soin toutefois d'avertir tout le monde que j'étais «un homme dangereux, à surveiller de près», il créa un comité d'étude chargé d'étudier cette brûlante question.

Cinq commissaires se réunirent à deux reprises à Montréal, soit en décembre 1959 et au début de janvier 1960. Chaput était du groupe. Les tâches furent réparties de la façon suivante: un philosophe dominicain étudierait l'aspect théologique; un autre l'aspect économique; un troisième, l'aspect constitutionnel  et le quatrième, l'aspect culturel. À titre de secrétaire de cette commission, Chaput devait rédiger le rapport final.

Mais il n'était pas au bout de ses peines... ni au bout de ses surprises. Dès la première assemblée, le philosophe à soutane blanche prit la parole. Toute onction, il déclara que, analyse faite de la question, il avait acquis la certitude que le séparatisme mène à la désobéissance et la désobéissan­ce est un péché. Imaginez un peu la tête que j'avais! s'exclame Chaput.

Néanmoins, il rédigea son rapport — accepté par tous — à l'effet que les Canadiens français avaient le droit de s'autodéterminer et que les membres de l'Ordre étaient libres d'appuyer cette option s'ils le voulaient.

Mais il ne fallait pas trop rêver. L'Ordre était composé pour un grand nombre de solides réactionnaires qui ne voyaient l'avenir du Québec que dans la Confédération.

Lors d'une assemblée, à Hull, Chaput se leva pour poser une question pertinente à l'organisateur général, présent à cette réunion. En matière constitutionnelle et politique, pourriez-vous me dire, quelle est l'orientation de l'Ordre ?

L'organisateur général le regarda avec des yeux de poisson mort. Cette question, à coup sûr, lui déplaisait.

Le 17 mars 1961, Chaput apprit, sans trop de surprise, que ces messieurs de l'Ordre avait décidé de l'expulser, de se débarrasser d'un personnage encombrant et désobéissant.

Il en fit son deuil. Il s'était tout simplement fourvoyé en pensant que le Québec pouvait attendre quelque chose de vivifiant d'un organisme déguisé en Chambre de Commerce secrète.

Les mois passaient. Son salon du 49, rue Maisonneuve, était devenu le lieu de rendez-vous des progressistes, de tous ceux qui espéraient des jours meilleurs pour le Québec. S'y tenaient des discussions interminables et les participants avaient la larme à l'œil lorsqu'ils découvraient un entrefilet concernant l'indépendance dans l'un ou l'autre des grands journaux du Québec.

Le 7 mai 1960, un samedi, Raymond Barbeau vint à nouveau parler à Hull, dans un petit théâtre nommé Le Grenier, propriété du gouvernement fédéral. Une cinquantaine de personnes assistaient à la réunion. Chaput la présidait.

Une grande question émergeait de la discussion générale: allions-nous adhérer à l'Alliance Laurentienne et former un Club Laurentie, à Hull ?

Au lendemain de l'assemblée, dix des principaux intéressés hullois eurent une longue conversation entre eux... et décidèrent de garder leur autonomie, car ils envisageaient la création d'un mouvement autonome. Quand prendrait-il forme ? Cela n'avait qu'une importance relative.

Raymond Barbeau pouvait compter en tout temps sur la collaboration étroite du groupe hullois, mais il ne pouvait espérer davantage.

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