HISTORIQUE













 


Pionnier de l'indépendance
Jean Côté, Québécor, 1979 

Chapitre 13
Marqué au fer rouge

ignorait qu'il était un homme marqué. En quête d'un emploi pour nourrir sa famille, peu après son jeûne de 63 jours, il découvrit cette triste vérité. On le lui aurait dit... qu'il ne l'aurait pas cru. Il croyait, pourtant, avoir fait quelque chose pour le Québec et les Québécois. En mettant la clé sur la porte du Parti républicain, le 21 Janvier 1964, il ne lui restait plus, comme tout le monde, qu'à se trouver du travail, écartant, au départ la probabilité d'exercer sa profession de biochimiste, les entreprises ne pouvant employer que des biochimistes surtout anglophones. Bien sûr, il ne pouvait retourner dans la fonction publique d'Ottawa. Néanmoins, il était prêt à tout faire, à condition que ce travail fut honnête.

Sur la recommandation d'un ami, il s'en fut voir le directeur d'une très grosse succursale des Prévoyants du Canada, compagnie d'assurances-vie capitalisant à fond sur la vague nationaliste, qui promettait, avec le temps, de devenir quelque chose comme un raz de marée.

J'étais connu, archiconnu. En me voyant, le directeur me reçut avec cordialité, m'offrit un siège et me déclara, tout feu, tout flamme:

- Monsieur Chaput, croyez-moi sur parole, vous allez faire fureur dans l'assurance! Ça va être extraordinaire!

Volubile, il me convainquit que je n'avais qu'à me présenter chez les indépendantistes pour que la manne tombe du ciel. Enrôlé dans le noble bataillon des vendeurs, je m'initiai, durant quelques jours, à la mécanique de la vente... en compagnie du directeur lui-même. Ça promettait, même que le directeur ne cessait de me dire à quel point je serais, formidable.

De ma vie, je n'avais rien vendu, sauf des idées, mais je commençais à croire qu'une carrière aux perspectives éblouissantes s'ouvrait devant moi.

Vint le grand moment, celui de mon intégration officielle au sein de la compagnie Les Prévoyants.

Le directeur, ce jour-là, avait une drôle de tête et il me donnait même l'impression de me fuir. Hier, il me cajolait, aujourd'hui il me boudait. Enfin, nous nous retrouvâmes face à face dans son bureau.

-- Et cette situation, tout est réglé ? Le directeur avait l'air gêné.

- Vous savez, j'aimerais bien vous avoir, commença­t-il, cherchant ses mots.

- Vous m'avez dit, hier, que je serais extraordinaire.

- J'en suis convaincu... mais le président de la compagnie n'est pas de cet avis.

Je commençais à comprendre. Comme on dit en langage populaire, mes lumières s'allumaient.

- Le président ne veut pas vous voir ici, ajouta le directeur, malheureux.

- Il neveut pas m'engager?

- C'est ça.

- Mais a-t-il des raisons particulières?

- Vous savez, vous êtes identifié au milieu et à la lutte indépendantiste, et le président croit que ce ne serait pas bon que vous soyez des nôtres. Nous avons des clients anglophones...

Ce n'était pas la première fois qu'il entendait ça. Fait significatif, à l'époque, les francophones en affaires avaient une peur bleue de s'identifier à l'indépendance; le colonisé réagit toujours ainsi. Sa trouille est plus forte que sa digni­é; il se laisse conditionner par un sentiment plus fort que sa raison, et que Chaput appelle l'aplaventrisme de l'inconscient. À vivre en esclave, on prend les défauts de l'esclave.

Il raconta à sa femme, ce soir-là, en entrant chez lui, les péripéties de son très court passage chez Les Prévoyants. Elle n'en revenait pas.

- C'est honteux! trancha-t-elle, en manière de conclusion.

Mais il n'avait pas le choix. Il fallait qu'il trouve du travail. Avec quatre enfants sur les bras, ses économies qui fondaient, il devait réintégrer, et vite, le marché du travail.

Or, à quelques jours de son expérience singulière avec Les Prévoyants, un autre ami lui conseilla d'aller voir Untel, à La Prévoyance, autre compagnie d'assurance-vie dont le siège social se trouve à la Place d'Armes.

Il s'y rendit. Évidemment, ce qui facilita les choses, tout le monde le connaissait ! Dans un premier temps, on lui donnait l'accolade, on se réjouissait de le voir là, on l'assurait que , pour une compagnie canadienne­française, c'était de l'or en barre.

Or à La Prévoyance, le même manège se répéta. Il revivait exactement son expérience avec Les Prévoyants.

- Vous savez, Monsieur Chaput, vous avez un vilain défaut... vous vous appelez . Essayez donc la porte voisine!...

J'étais, je l'avoue, écœuré de tant de lâcheté, raconte­t-il. C'était ça être colonisé: la dépendance, la peur d'avoir peur, les compromissions incessantes, les trahisons quotidiennes, le reniement de soi, la dignité refoulée à la cave, nonobstant les continuelles blessures d'amour-propre que mes compatriotes — ceux-là même qui me fermaient la porte au nez — encaissaient, le sourire aux lèvres.

Pour avoir vécu et travaillé plus de 20 ans dans un milieu anglophone, je pouvais comprendre que les nôtres veuillent à la fois ménager la chèvre et le chou. Mais la servitude qui déteignait dans les rapports du dominé m'avait toujours profondément révolté. Cette soumission «bébête», je la retrouvais dans l'esprit du patronat francophone.

Les compagnies d'assurances bénéficiaient magistralement de notre action — et elles ne s'en cachaient pas — mais elles n'auraient pas levé le petit doigt pour venir en aide à un patriote. Engager , l'intégrer dans les cadres d'une organisation francophone, était une décision à ne pas prendre. Les anglophones auraient pu interpréter un pareil geste comme une provocation. Ça n'aurait pas été bon pour les affaires. Certains gros clients et c'était à prévoir, auraient lancé des ultimatums: «Vous vous débarrassez de Chaput, ou nous vous retirons notre portefeuille!»

Pendant toute l'année 1964, après la fermeture du PRQ, il se chercha du travail, frappant à plusieurs portes, avec des résultats négatifs. Au moment de la décision finale, quelque chose se produisait, le grand patron intervenait, en disant, catégorique: Pas de Chaput dans le décor!

Un autre de ses amis qu'il rencontra par hasard, le mit sur une nouvelle piste.

- Pourquoi, dit-il, vendre de l'assurance? Pourquoi pas des fonds mutuels? Ça, c'est vivant, ça rapporte et il n'y a pas tellement de concurrence.

Chaput était vivement intéressé, mais vendre des fonds mutuels pour qui?

Cet ami lui parla des Placements Collectifs et lui confia que l'un de ses copains, un indépendantiste, était le gérant d'une très grosse succursale à l'angle des rues Masson et Saint-Michel, à Montréal.

- Je te le présente et je suis certain que vous allez pouvoir vous entendre. D'ailleurs, les Placements Collectifs ont énormément profité de la vague indépendantiste.

Évidemment, le malheur des uns fait le bonheur des autres.

Il fut donc présenté, les jours suivants, au gérant de la succursale, charmant jeune homme dont la sympathie était évidente.

Je le prévins que je m'appelais , que toutes sortes de difficultés naissaient sous mes pas depuis que je cherchais du travail. Je lui avouai même que je n'avais pas la certitude de pouvoir entrer aux «Placements Collectifs»; il y aurait des pressions d'en haut... et ça finirait comme partout ailleurs.

Le jeune gérant fit une colère noire. Donnant un solide coup de poing sur la table, il déclara, énergique:

- Monsieur Chaput, c'est moi le gérant de cette succursale. Je décide qui va ou non travailler avec moi ! Chaput n'insista pas. Enfin,se dit-il, voilà un homme qu'on n'impressionne pas facilement.

Pour vendre des fonds mutuels, il faut obtenir un permis de la Commission des Valeurs mobilières. Sous les directives du gérant, toujours sympathique à mon endroit, Chaput lit une demande en bonne et due forme.

Un peu plus tard, inquiet de ne pas recevoir son permis, il s'enquit des délais auprès de son gérant.

- Ça prend environ deux semaines, répondit ce dernier, bienveillant.

Or son arrivée dans la boîte, et possiblement son intégration, faisait du bruit. De l'avis de plusieurs, il était une excellente acquisition. II ouvrirait des portes dans les milieux nationalistes... et ce serait du gâteau. On ne cachait pas, aux Placements Collectifs, son enthousiasme délirant pour l'effort indépendantiste. Ça rapportait.

Sa femme commençait à croire au miracle. Lui aussi, d'ailleurs, jusqu'au jour où son gérant le fit mander dans son bureau. Il avait une tête sinistre.

- Ça ne marche pas! expliqua-t-il, comme s'il revenait d'un enterrement.

- Mais tout semblait bien aller! s'étonna Chaput, se rappelant le coup de poing sur la table.

- Le grand patron a dit non. J'ai tout essayé.

Les Placements Collectifs avaient à ce moment-là neuf succursales dans la région métropolitaine. Or Chaput apprit par le gérant, que les directeurs des huit autres succursales lui avaient passé un coup de fil, individuellement, pour lui dire à peu près ceci : Si tu engages Chaput, on te fait sacrer dehors de la compagnie!

Le gérant le regardait, déconfit:

- Monsieur Chaput, mettez-vous à ma place!

Oui, Chaput se mettait à sa place... dans ses souliers. Au fond, il le plaignait.

À la période de Pâques, un ami, Jacques Lamarche, écrivain, journaliste et grand spécialiste du mouvement coopératif, lui parla de la Fédération des collèges classiques.

Pourquoi n'enseignerais-tu pas? Après tout, tu es docteur en biochimie et les bons professeurs ne doivent pas pleuvoir.

Fort de ce conseil, Chaput se rendit au siège social de la Fédération, situé à l'angle des rues Henri-Bourassa et De Lorimier. Il y rencontra le directeur... qui le reconnut, le félicita de son esprit combatif et lui expliqua, onctueux, comment s'y prendre pour obtenir un poste. D'abord, il devait remplir un formulaire. Comme il y avait 96 collèges affiliés, le directeur l'avisa qu'une fois rempli, le formulaire serait distribué dans lesdites institutions.

Chaput rentra chez lui, compléta le formulaire, le déposa à la Fédération... et attendit des nouvelles. Il espérait qu'il pourrait au moins enseigner la chimie ou la physique; après tout, n'avait-il pas 96 débouchés... ou possibilités?

Sa femme, toujours mesurée, comprit la première qu'iln'avait rien à attendre de la Fédération.

Ça fait exactement quinze ans que j'attends une réponse et j'en déduisque le formulaire, dûment rempli, remis au bienveillant directeur, ne fut pas distribué! dit Chaput, amusé. Il ajoutera: «Mais vous deviez avoir envie de tout casser?» m'ont demandé des amis. «Tout casser?» J'ai toujours eu cette réponse à pareille question : «Que voulez-vous? Un peuple colonisé se comporte comme un peuple colonisé!» On ne pouvait me reprocher que d'avoir aimé ma patrie, au point de tout lui sacrifier. Mais les considérations philosophiques sur l'ingratitude des miens, ne me donnaient pas de travail... ni à manger.

connaissait Jacques Lamarche depuis quelques mois seulement, mais il avait l'impression de le connaître depuis toujours. Leur rencontre remontait au congrès du PRQ. Alors Directeur de la formation du personnel de l'Assurance-Vie Desjardins, à Lévis, Lamarche y avait prononcé un discours étoffé, qui fut fort remarqué — même par ses supérieurs.

Puisque nous sommes au chapitre de l'attitude des milieux d'affaires envers le mouvement indépendantiste, remontons un peu en arrière à l'occasion de la souscription organisée par le RIN, en 1962. La compagnie d'assurances Les Artisans contribua pour $50; l'Assurance-Vie Desjardins, également; mais les deux par personnes interposées. Hector Langevin, président de Dupuis Frères, à l'époque, souscrivit $500 en argent. D'autres sommités du monde des affaires recevaient avec affabilité, l'écoutaient avec intérêt... et parfois lui glissaient une enveloppe au moment du départ. Seul Marc Carrière le mit à la porte de son bureau. ne fut pas surpris, plus tard, à la lumière de certains incidents politiques, de découvrir cet homme d'affaires sous son vrai jour.

Mais le Québécois colonisé a deux visages. L'un, sympathique, bienveillant, se révélait dans l'intimité; l'autre, celui de tous les jours, emprunte les traits de la couardise, de la compromission et de la soumission à l'anglophone.

Jacques Lamarche, donc au courant de ses problèmes personnels, lui proposa de le retrouver au Conseil d'Expansion économique. À cette époque, Sarto Marchand en était le président, et Bernard Tessier, le directeur général.

Directeur et rédacteur du journal Le Laissez Passer, devenu La Prospérité, Jacques Lamarche pensait, sachant son goût pour l'écriture, qu'il pourrait lui donner un bon coup de main non seulement à la rédaction mais à la préparation de certains dossiers économiques.

Sa suggestion plaisait à . Les deux amis rencontrèrent Sarto Marchand, alors président de la Melcher's, un Québécois digne de ce nom.

Sarto Marchand est un patriote respecté dans les milieux indépendantistes autant pour sa probité que pour sa générosité. Lorsque je vins le voir, une première fois, pour le PRQ, nous sortîmes de son bureau plus riches de quelques milliers de dollars, dit , qui a bonne mémoire.

Son «cas» fut donc longuement discuté chez Sarto Marchand. Tout le monde était d'accord pour qu'il collabore avec Jacques Lamarche, mais il y avait des précautions à prendre. Le CEE étant formé d'hommes d'affaires venant des quatre coins du Québec, les membres fédéralistes n'apprendraient pas avec plaisir que collaborait au journal de l'organisme. Comment réagiraient-ils? Menaceraient-ils de quitter le Conseil? C'était à prévoir. Mieux valait éviter la levée de boucliers.

Bernard Tessier préparait alors une tournée de conférences dans plusieurs régions du Québec, et il fut décidé qu'il rédigerait certains discours à connotation économique. Comment le paierait-on ? Après tout, il était important que son nom n'émarge pas sur la liste des employés du Conseil, rémunérés à plein temps. Les cachets, pour son travail, lui parviendraient par voie détournée... en argent.

Bref, tels de véritables conspirateurs, les questions pratiques furent réglées. Pour rien au monde, Chaput ne devait mettre les pieds au quartier général du Conseil... et il signerait ses articles d'un pseudonyme.

Aujourd'hui, quand il m'arrive de penser à tout ça, je comprends mieux l'ampleur de notre drame collectif, explique . Dans le « Laissez Passer » de l'été 1964, je publiai deux dossiers. Le premier portait sur l'assurance générale, l'autre sur l'assurance-vie. La signature de Gilles Côté apparaît sous les articles. Gilles Côté, c'était !

Son travail avec le Conseil ne dura que quelques mois. Bernard Tessier démissionna, remplacé par, disons Monsieur Z, un fédéraliste enragé, ex-fonctionnaire à la Commission des Écoles catholiques de Montréal. Ses problèmes recommencèrent.

En fouillant dans la paperasse du Conseil, M. Z. découvrit qu'un certain s'était immiscé dans le Conseil... et recevait des cachets pour du travail rédactionnel. Le groupe de Z protesta avec énergie. C'était impensable, dangereux, scandaleux!

Chaput avait effectué divers travaux pour le Laisser Passer, que le directeur refusait maintenant de payer.

- Comme directeur-général, expliqua-t-il, je ne peux endosser les ententes qui ont été prises par mon prédécesseur.

- Mais le travail est là, il a été commandé et vous l'avez publié! protesta Chaput.

Z l'invita à dîner Chez Bobino, restaurant situé sur le boulevard Laurentien. Il voulait, prétendait-il, clarifier toute cette histoire et en venir à une entente. En fait, il ne voulait rien clarifier.

Durant le dîner, il expliqua, longuement, à quel point sa situation était délicate. Si délicate, qu'il risquait d'encourir les foudres des membres si cette histoire parvenait à leurs oreilles.

- Mais allez-vous me payer? demanda Chaput, révolté par sa mauvaise foi.

- Vous savez, c'est délicat... il y a des impondérables. En deux mots, il refusait de le payer pour le travail déjà fait.

Chaput était à ce point furieux qu'il quitta brusquement le restaurant.

Il avait peine à se contenir. Un peu plus et il prenait par la cravate ce Z de malheur pour lui apprendre un pas de deux qu'il n'aurait pu oublier. n'est pas vindicatif, mais il avoue que jamais il n'a pu oublier les mesquineries de cet homme.

À la fin de 1964, il avait rompu les ponts avec le Conseil. À nouveau, il se cherchait du travail.

Le hasard mit sur sa route un personnage sympathique répondant au nom de José Leroux. Propriétaire et directeur d'une école privée, le Collège Valéry, situé rue Papineau, près du Parc Lafontaine, il prêtait ses locaux, le soir, au RIN, pour des cours de formation politique.

Il rencontra José Leroux, pour lui faire part de son désir d'enseigner.

- Bon, dit-il, je pourrais vous confier deux matières la biologie, et l'Histoire du Canada.

Ce programme plaisait assez à , ainsi, il pourrait enseigner quelques heures par semaine, ce qui lui laisserait suffisamment de temps libre pour ses activités politiques. Son contrat stipulait qu'il enseignerait une année, après quoi on aviserait. II accepta avec joie les conditions de José Leroux.

Dès septembre, attitré au Collège Valéry, il pouvait dire qu'il avait du travail partiel au moins pour toute l'année scolaire.

À peine était-il installé dans son nouveau rôle qu'un nouvelliste d'un poste radiophonique francophone déclencha une cabale contre lui. Selon cet énergumène, le fait d'enseigner l'Histoire du Canada à des jeunes était un scandale. Il ameuta si bien la population que les parents, à leur tour, se mirent de la partie, réclamant à hauts cris sa destitution. II dut apporter certaines précisions, et il en vint à un doigt de prendre des procédures contre la station radiophonique en question et l'animateur qui prenait plaisir, chaque jour, à le décrire comme un suppôt de Satan, comme un révolutionnaire dangereux susceptible de corrompre, par son enseignement, une jeunesse sans défense.

José Leroux tint tête aux parents. Il leur expliqua, poliment mais fermement, que la compétence de Chaput n'était pas mise en doute, qu'il se portait garant de la qualité de son enseignement et qu'il avait le droit, comme tout le monde, à ses opinions politiques.

, soulignons-le, a rarement refusé une invitation d'aller parler au Canada anglais. Cela lui a permis, plus d'une fois, d'exposer le cas du Québec et de sensibiliser le reste du pays à nos grands problèmes, lesquels sont souvent déformés par les médias anglophones.

Invité en février 1964 à la Young Men Canadian Club de Toronto, quelqu'un lui demanda, au cours d'une assemblée houleuse, ce qu'il pensait de la visite de la Reine Elizabeth au Québec. Jean Lesage, on s'en souvient, imposa aux Québécois une gracieuse souveraine qui vit elle-même, sur place, par les manifestations qui se déroulèrent, le samedi de la matraque, qu'elle aurait dû rester à Westminster, avec son prince charmant.

Je crains, dit , que mes compatriotes fassent savoir à la reine Elizabeth, et peut-être brutalement, qu'elle n'est plus la bienvenue au Québec.

Cette déclaration mit le feu aux poudres. Reprise par la presse parlée, écrite et télévisée, Guy Favreau, alors ministre de la Justice à la Chambre des Communes, eut à résoudre un problème épineux. Les royalistes réclamaient l'arrestation de Chaput , il était un danger public et plus vite il serait en taule, mieux se porteraient les «Canadians».

Guy Favreau, qui connaissait bien Chaput, déclara finalement, à la télévision, qu'il ne croyait pas que Chaput était aussi dangereux que ça, et qu'il n'entrait pas dans ses intentions de le mettre en prison.

Ce fut, semble-t-il, une sage décision.

Son mandat se termina au Collège Valéry et Chaput se retrouva sans travail régulier au printemps 1965. En février de la même année, toujours plus ou moins chômeur, il se rendait compte, après un nombre incalculable de démarches, à quel point il était un homme marqué. Tout le monde l'embrassait, le cajolait... mais personne ne voulait de lui. On lui disait bravo, on l'invitait à dîner, mais aucune des personnes en mesure de lui donner un job ne voulait se compromettre avec le révolutionnaire Chaput. Beaucoup le rendaient responsables des bombes qui sautaient ici et là. Des inconnus, parfois, l'apostrophaient dans les endroits publics ou le montraient du doigt en lui criant des insanités.

II courait, sans espoir, d'une entreprise à l'autre, trouvant presque partout une sympathie évidente... mais il n'avait toujours pas de travail. Les encouragements verbaux, les grandes claques dans le dos, les Bravo Marcel, continuez! ne font pas dîner son homme. Sa femme, toujours sereine, croyait qu'il pourrait peut-être poursuivre sa carrière de biochimiste, mais il était illusoire de croire que les universités francophones, ayant à leur tête des doyens fédéralistes, lui offriraient une chaire.

Le 5 février 1965, désespérant de se trouver un travail décent, il distribua un communiqué aux médias. Il décrivait sommairement ses problèmes, posant la question suivante:

Est-ce là le sort réservé aux nôtres qui ont le courage de prêcher l'indépendance? Il y a trois ans, poursuivait-il, lors de ma démission d'Ottawa, j'avais une maison, une voiture, une sécurité, des économies, un avenir. Aujourd'hui, je n'ai plus rien. J'ai tout donné à la Cause des Canadiens français et je ne le regrette pas. Mais si les entreprises qui ont réalisé des millions de dollars de bénéfices, grâce à l'éveil nationaliste, traitent ainsi les Séparatistes, je me demande ce qui me reste à faire pour subsister. Dois-je aller travailler pour une compagnie anglaise, m'exiler aux États-Unis ou bien, dans trois semaines, quand j'aurai épuisé mes dernières économies, aller m'inscrire au Bien-Etre Social? À moins que j'aille vendre des crayons sur la rue Sainte-Catherine, une carte explicative au cou, comme tous les Quasimodos auxquels désormais, j'appartiens.

Il avait écrit ce communiqué dans un moment de découragement, dans le but aussi de sensibiliser ses compatriotes aux injustices qui n'épargnaient pas les «séparatistes». Sa lettre ouverte eut un certain retentissement; il n'en espérait pas tant. Peu après, un certain nombre de compagnies anglaises lui firent des propositions sérieuses, qu'il refusa, s'étant juré de ne plus jamais travailler pour une entreprise anglophone.

Deux compagnies d'assurances francophones lui ouvrirent leurs portes, mais il déclina leur invitation parce que ces entreprises avaient leur siège social hors du Québec. De toute manière, M. Aimé Arvisais, son ancien professeur de français et président de l'Union Saint-Joseph du Canada, devenue aujourd'hui l'Union du Canada, lui téléphona d'Ottawa à son domicile:

- Marcel, dit-il, ça nous ferait plaisir de te compter parmi les nôtres.

Il remercia ce brave homme de son geste méritoire, lui expliquant sa décision de ne pas travailler pour une compagnie dont le siège social se trouvait à Ottawa.

- Je comprends, Marcel... je te comprends très bien. (C'est un geste qui t'honore!)

La Compagnie acadienne L'Assomption, du Nouveau­Brunswick lui offrit aussi un poste, mais il refusa pour les mêmes raisons qui lui avaient faire dire non à Monsieur Arvisais.

Il n'était pas au bout de ses surprises. Il reçut, un matin, un coup de fil du Dr Elliot, un de ses anciens professeurs de McGill: il était devenu, depuis quelques années, directeur du département de biochimie.

II expliqua, en anglais, bien sûr, à quel point il serait heureux de l'accueillir. Il retrouverait plusieurs de ses anciens confrères, il aurait une chaire, des facilités de recherches, un bon traitement, bref, une vie agréable.

- Je ne peux pas, Doctor Elliot. Votre proposition est bigrement intéressante et j'avoue que je la refuse, les larmes aux yeux, dit Chaput.

- Mais pourquoi, Marcel, n'acceptes-tu pas?

- Je veux rester libre!

- Libre? Est-ce que tu crois que les professeurs de McGill ne le sont pas?

- Ce n'est pas tout de jouir d'une liberté d'esprit théorique, Docteur Elliot.

Je connaissais le calendrier d'un biochimiste à l'intérieur d'une organisation, explique Chaput, et il n'y a rien de plus accaparant. Outre les heures de travail, il faut lire, prendre connaissance d'une montagne de documents, bref, se tenir à la page et accepter de bon cceur les contraintes de sa profession. Mais ce n'était pas l'unique raison de mon refus. Engagé à fond dans le combat de la francisation, j'aurais invébitable­ment travaillé et enseigné en anglais à McGill. Par respect pour moi, pour mon peuple, par rationalité, pour tous ceux-là qui m'avaient écouté et .suivi, aurais-je pu à l'avenir me regar­der dans la glace sans rougir? demande Chaput. Et ma femme, mes enfants? Avaient-ils accepté tous ces sacrifices pour me voir renier, sur le tard, tout ce qui avait été, depuis des années, ma raison de vivre?

Les anglophones, d'un autre côté, et je les connaissais assez pour savoir qu'ils ne s'en priveraient pas, auraient dit, invoquant leur fair-play. «Vous autres, francophones, vous avez laissé tomber Chaput qui nous tape dessus depuis des années. Nous, anglophones, on a l'esprit libéral, si libéral qu'on le fait vivre!»

Je ne suis pas homme à cultiver l'amertume ni à ressasser très longtemps les mauvaises expériences, si pénibles soient-elles. Je n'attache aux milles et un petits faits du passé qu'une valeur symbolique... car seul l'avenir m'intéresse. Toutefois, force m'est de me rappeler que l'Université McGill,peut-être pour des raisons intéressées ou stratégiques, fit appel à mes services, alors que les universités francophones se cantonnèrent dans une souveraine indifférence, effrayées à la seule idée qu'elles auraient eu l'audace de,faire une honnête proposition au séparatiste Chaput. Aujourd'hui, avec le recul du temps, j'interprète leur silence comme une affirmation authentique de l'esprit colonisé.

Ayant dit non à McGill, il appartenait toujours à la grande armée des chômeurs. Un chômeur est un être profondément dévalorisé, partagé entre l'espoir et le découragement, finissant par perdre, à force de refus, jusqu'à l'étincelle qui l'anime.

Une bonne journée, alors qu'il tournait le bistouri dans la plaie vive de son désarroi grandissant, le téléphone sonna à nouveau. À l'autre bout du fil, un inconnu parlant français avec accent, débita sa tirade. Roumain d'origine, il se nommait Eugène Caraghiaur, et se disait disposé à discuter d'affaires. Quelle sorte d'affaires?

Je suis dans l'huile, expliqua-t-il précisant qu'il verrait d'un bon oeil uneassociation ou quelque chose du genre.

Bref, à son invitation, Chaput lerencontra et ils fondèrent peu après une compagnie de distribution — dissoute maintenant — qui portait le nom de Pétro-Montréal Inc.

Eugène Caraghiaur, en homme avisé, s'était dit que les Séparatistes mangent, dorment, logent quelque part et se chauffent. Le rôle de consistait à créer une clientèle à Pétro-Montréal, entreprise dans laquelle il était à la fois patron, vendeur et actionnaire.

Ce métier, tombé du ciel, était assez loin, on en conviendra, de la biochimie, mais il lui permit, durant quatorze ans, de gagner décemment sa vie et de poursuivre, de façon sporadique, ses activités politiques, aussi bien au Québec qu'ailleurs, dans les autres provinces canadiennes et aux États-Unis.

Ce qu'il faut retenir de cette lettre ouverte qui l'amena dans le commerce du mazout, c'est qu'aucune des quatre propositions sérieuses qu'il reçut ne venait de Québécois français pure laine: deux compagnies d'assurances de provinces voisines, la très anglaise McGill University, et un Québécois francophone, mais né en Roumanie et établi à Montréal, à l'âge de vingt-cinq ans...

Cest ça, un peuple colonisé ! dira Chaput, sans amertune.

Un jour, invité par l'Université du Michigan, il fit la rencontre de Pierre De Bellefeuille, alors ardent fédéraliste et aujourd'hui député péquiste de Deux-Montagnes.

J'ignorais, au moment de partir, que le programme nous opposerait dans un débat qui n'en était pas vraiment un, puisque nous exposâmes nos thèses, à tour de rôle, sans nous égratigner. l'ai toujours refusé, devant un auditoire anglophones, l'affrontement avec un francophone. Je suis prêt à faire face à dix anglophones en même temps, mais je refuse de leur donner le spectacle de nos «chicanes de famille.

Grand spécialiste des questions touchant l'aviation, Pierre De Bellefeuille amusa par ses connaissances et son bagout. Il le rencontra, beaucoup plus tard, à une assemblée du journal Le Jour.

- Marcel, c'est toi qui as fait de moi un indépendantiste ! s'exclama-t-il, rappelant le voyage au Michigan.

Au début de 1966, les enfants ayant grandi, sa femme, Madeleine, décida de retourner sur le marché du travail. Son apport à la cassette familiale n'était pas négligeable.

Nous vivions modestement, sans plus, satisfaits de joindre les deux bouts. Je ne voudrais pas que les caricaturistes s'en mêlent, mais je ne bois ni ne fume, ajoute Chaput. « Avez-vous déjà pris un coup?» me demandent parfois des gens, étonnés que je ne prenne même pas un verre de vin.

- Oui, bien sûr, comme tout le monde. - «Mais vous ne buvez plus?»

- Je hais l'alcool. Je n'ai aucun mérite, je ne peux supporter le goût de l'alcool.

- «Vous ne fumez pas?» - Jamais.

- «Mais vous avez déjà fumé?»

- Comme tout le monde, mais j'ai vite compris l'inutilité d'un tel geste.

- «Alors, vous êtes un ascète?»

- Un ascète, moi ! Avec mon tour de taille, vous voulez rire!

Ces explications ou détails de ses us et coutumes n'ont d'autre but que de faire comprendre aux lecteurs qu'il est un homme peu compliqué dans la vie quotidienne. Il ne faudrait pas voir en lui un individu sophistiqué à la recherche de plaisirs égrillards ou de sauteries largement arrosées en compagnie de la femme du voisin. Le voisin peut dormir tranquille, ce n'est pas son genre.

Le commerce de l'huile, soit dit en passant, n'est pas très galvanisant. Compensation, cependant, non négligeable, il pouvait aller à sa guise sans poinçonner ou demander b>à Dieu le Père le privilège d'aller faire un tour quand bon lui plaisait. Il avait besoin de cette liberté d'action. Même sans avoir des fonctions officielles au sein des mouvements indépendantistes existants — il n'était membre d'aucune association — Chaput ne pouvait rester indifférent à la pous­sée évolutive du Québec vers un destin que les plus sages se refusaient à prédire. Tout allait mal, les bombes sautaient, le mécontentement de la population grandissait, les jeunes, bardés d'agressivité, dénonçaient les failles d'une machine libérale qui avait perdu sa puissante accélération, et l'on devinait, à travers toutes sortes de signes avant-coureurs, que Jean Lesage, toujours tonitruant, avait du plomb dans l'aile.

Aussi, en août 1965, quand Pierre Bourgault lui téléphona pour lui demander de réintégrer les rangs du RIN, il ne se fit pas prier. Bourgault le convainquit que les aigreurs passées s'étaient dissipées et que tout le monde l'attendait à bras ouverts.

- On a besoin de toi! Il y aura des élections en 1966, et c'est important pour nous autres. Es-tu prêt? demanda Bourgault, enthousiaste.

Il fut convenu, au téléphone, qu'il pourrait courir sa chance dans Papineau, un comté que Jean Alfred a mis dans sa poche aux dernières élections provinciales. Le RIN n'avait pas les caisses insolentes du parti libéral ou de l'Union Nationale. Chaque candidat riniste devait s'organiser par ses propres moyens et gratter ses fonds de tiroirs. Élection assez démentielle, puisque le RN — Regroupement National —partie dissidente du RIN, présentait lui aussi des candidats indépendantistes. Les «chicanes de famille» de l'époque ne favorisaient pas la cohésion et beaucoup d'indépendantistes ne comprenaient pas, du moins pas encore, que l'union fait la force. À défaut d'argent, le RIN s'était donné le slogan On est capable! identifiant les candidats rinistes.

Chaput livra une lutte acharnée dans Papineau, réussissant, avec des finances artisanales, à avoir des représentants dans chacun des 160 bureaux de scrutin.

Lesage mordit la poussière. Daniel Johnson, longtemps caricaturé par Normand Hudon sous les traits peu flatteurs d'un cowboy méchant et bête, se retrouva en selle, c'est le cas de le dire, assez surpris de son succès.

Les Rinistes remportèrent une victoire morale. Ensemble, le RIN et le RN récoltèrent 10% des voix. Pour un début, ce n'était pas si mal.

 

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